III
ALGUAZILS ET ARGOUSINS

Cette nuit-là devait être une nuit blanche, et fort agitée. Mais avant cela nous soupâmes, et la conversation fut fort intéressante. Il y eut également l’apparition imprévue d’un ami : car don Francisco de Quevedo n’avait pas dit au capitaine Alatriste que la personne qu’il devait rencontrer le soir était son ami Álvaro de la Marca, comte de Guadalmedina. À la surprise d’Alatriste comme à la mienne, le comte fit son entrée dans l’auberge de Becerra juste après le coucher du soleil, aussi désinvolte et cordial qu’à son habitude, embrassant le capitaine, me gratifiant d’une tape affectueuse et réclamant bruyamment du vin de qualité, un souper à la hauteur du vin et une chambre où pouvoir bavarder commodément avec ses amis.

— Je rends grâce à Dieu que vous soyez céans pour me raconter Breda.

Il avait, dans sa mise, suivi de près le roi notre maître, mais portait, en plus, un casaquin en daim. Le reste était composé d’effets de prix, quoique discrets, sans broderies ni ors : bottes militaires, gants ambrés, chapeau et longue cape ; et à la ceinture, outre l’épée et la dague, une paire de pistolets. Connaissant don Álvaro, il était clair que sa soirée allait se prolonger au-delà de notre entretien et qu’il y aurait, au petit matin, un mari ou une abbesse qui serait bien avisé de ne dormir que d’un œil. Je me souvins de ce qu’avait dit Quevedo sur son rôle d’accompagnateur dans les promenades nocturnes du roi.

— Je te vois fort bonne mine, Alatriste.

— Vous non plus, monseigneur, ne semblez pas en mauvaise condition.

— Bah. Je fais ce qu’il faut pour cela. Mais ne t’illusionne pas, ami. À la Cour, ne pas travailler donne beaucoup de travail.

Il était resté le même : élégant, affable, cachant des manières raffinées sous la chaleureuse spontanéité un peu rude, presque militaire, dont il avait toujours fait preuve dans ses relations avec mon maître, depuis que celui-ci lui avait sauvé la vie dans le désastre des Querquenes. Il leva son verre en l’honneur de Breda, d’Alatriste et même de moi, discuta avec don Francisco des consonantes d’un sonnet, mangea d’excellent appétit l’agneau au miel servi dans un plat en bonne faïence de Triana, demanda une pipe en terre, du tabac, et, dans les volutes de fumée, se carra sur sa chaise en dégrafant son casaquin, l’air satisfait.

— Parlons de choses sérieuses, dit-il.

Puis, alternant bouffées de pipe et gorgées de vin d’Aracena, il m’observa un moment pour décider si je devais ou non entendre ce qu’il allait dire et, finalement, nous mit au courant sans plus de détours. Il commença par expliquer que tant l’organisation des flottes pour apporter l’or et l’argent que le monopole de Séville et le contrôle strict des voyageurs pour les Indes avaient pour objet d’empêcher l’ingérence étrangère et la contrebande, et de continuer à entretenir l’énorme machine des impôts, de la douane et des taxes dont se nourrissaient la monarchie et tous les parasites qu’elle hébergeait. Telle était la raison de l’inspection portuaire, du cordon douanier autour de Séville, de Cadix et de sa baie, porte exclusive des Indes. Les coffres royaux en tiraient un magnifique profit ; avec cette particularité que, dans une administration corrompue comme celle de l’Espagne, le mieux était encore de faire payer aux administrateurs et aux responsables une redevance fixe en contrepartie de leur charge, et de les laisser ensuite agir à leur convenance en volant en toute tranquillité. Sans que cela n’empêche le roi, en temps de vaches maigres, d’ordonner parfois une punition exemplaire ou la saisie des trésors de particuliers transportés par les flottes.

— Le problème, ajouta-t-il entre deux bouffées, c’est que tous ces impôts, destinés à financer la défense du commerce avec les Indes, dévorent ce qu’ils prétendent protéger. Il faut beaucoup d’or et d’argent pour alimenter la guerre dans les Flandres, la corruption et l’apathie de la nation. Ainsi les commerçants doivent-ils choisir entre deux maux : ou se voir saignés à blanc par les finances royales, ou faire de la contrebande… Tout cela alimente une grande abondance de coquins…

Il regarda Quevedo en souriant pour le prendre à témoin.

— N’est-ce pas, don Francisco ?

— Ici, acquiesça le poète, même les gueux se payent de la dentelle au fuseau.

— Ou mettent de l’or dans leur poche.

— Certes.

Quevedo but un long trait et s’essuya les lèvres du dos de la main.

— En fin de compte, c’est un seigneur puissant que messire l’Argent.

Guadalmedina le regarda, admiratif.

— Par Dieu, la belle définition. Vous devriez, monsieur, écrire quelque chose là-dessus.

— Je l’ai déjà fait.

— Allons donc. Je m’en réjouis.

— « Il naît honnête aux Indes… » Récita don Francisco, en portant de nouveau le pot à ses lèvres et en enflant la voix.

— Ah, c’était donc de vous.

Le comte fit un clin d’œil à Alatriste.

— Je le croyais de Góngora.

Le poète en avala son vin de travers.

— Mordieu et par le Christ.

— Voyons, mon bon ami…

— Il n’y a pas de « voyons « qui tienne, par Belzébuth. Un affront comme celui que vous m’infligez, monseigneur, même des luthériens ne se le feraient pas entre eux… Qu’ai-je à voir, moi, avec ces résidus d’excréments qui, ah ! Les bons apôtres, jouent aux doux bergers après avoir été juifs et maures ?

— Je voulais seulement vous taquiner.

— Pour de telles taquineries, j’ai coutume de me battre, monsieur le comte.

— Eh bien, avec moi, n’y songez pas.

L’aristocrate souriait, conciliateur et bon enfant, en caressant sa moustache frisée et sa barbiche.

— Je me souviens de la leçon d’escrime que votre seigneurie donna à Pacheco de Narvaez.

Il leva gracieusement la main droite pour la porter de façon fort civile à un chapeau imaginaire.

— Je vous présente mes excuses, don Francisco.

— Hum.

— Comment, « hum » ? Je suis grand d’Espagne, palsambleu. Ayez la bonté d’apprécier mon geste.

— Hum.

La mauvaise humeur du poète un peu apaisée, malgré tout, Guadalmedina poursuivit en apportant des détails que le capitaine Alatriste écoutait avec attention, pot de vin à la main, son profil rougeoyant à demi éclairé par la flamme des chandelles posées sur la table. La guerre est propre, avait-il dit un jour. Et maintenant je comprenais enfin ce qu’il avait voulu dire. Quant aux étrangers, expliquait Guadalmedina, pour esquiver le monopole, ils se servaient d’intermédiaires locaux comme hommes de paille — on les appelait les trafiquants, ce qui disait tout —, ce qui leur permettait de détourner les marchandises, l’or et l’argent qu’ils n’auraient jamais pu acquérir directement. Mais, surtout, l’histoire des galions qui partaient de Séville et y revenaient était une fiction légale : ils s’arrêtaient presque toujours à Cadix, à Puerto de Santa Maria ou dans l’estuaire de Sanlúcar où ils transbordaient. Tout cela incitait nombre de commerçants à s’installer dans cette région, où il était plus facile d’échapper à la surveillance.

— Ils en sont arrivés au point de construire des bateaux avec un tonnage officiel déclaré, et un autre, le vrai. Tout le monde sait que quand ils avouent cinq, ils transportent dix ; mais la subornation et la corruption maintiennent les bouches closes et les vocations ouvertes. Trop de gens ont fait fortune ainsi… — Il fixa le fourneau de sa pipe, comme si quelque chose y attirait son attention.

— Y compris des dignitaires exerçant de hautes charges.

Álvaro de la Marca continua son récit. Endormie par les bénéfices du commerce outre-mer, Séville, comme le reste de l’Espagne, était incapable de maintenir une industrie qui lui fût propre. Beaucoup de gens originaires d’autres pays avaient réussi à s’y établir ; leur ténacité et leur travail les rendaient désormais indispensables. Cela leur donnait une situation privilégiée en tant qu’intermédiaires entre l’Espagne et toute l’Europe contre laquelle nous nous trouvions en guerre. Le paradoxe était que, dans le même temps où l’on combattait l’Angleterre, la France, le Danemark, le Turc et les provinces rebelles, on leur achetait, en passant par des tiers, les denrées, le gréement, le goudron, les voiles et autres produits nécessaires tant sur la Péninsule que de l’autre côté de l’Atlantique. L’or des Indes s’échappait ainsi pour financer des armées et des navires qui nous combattaient. C’était le secret de polichinelle, mais personne ne mettait fin à ce trafic, parce que tout le monde en bénéficiait. Y compris le roi.

— Le résultat saute aux yeux : l’Espagne part à vau-l’eau. Tout le monde vole, triche, ment, et personne ne paye ce qu’il doit.

— Et en plus, ils s’en vantent, ajouta Quevedo.

— En plus.

Dans ce tableau, poursuivit Guadalmedina, la contrebande de l’or et de l’argent était décisive. Les trésors importés par des particuliers étaient déclarés pour la moitié de leur valeur, grâce à la complicité des douaniers et des employés de la chambre de commerce. Chaque flotte apportait une fortune qui disparaissait dans les poches de particuliers ou finissait à Londres, Amsterdam, Paris ou Genève. Étrangers et Espagnols, commerçants, dignitaires, généraux des flottes, amiraux, passagers, marins, militaires et ecclésiastiques pratiquaient cette contrebande avec enthousiasme. Édifiant, à cet égard, était le scandale de l’évêque Ferez de Espinosa qui, à sa mort quelques années plus tôt, à Séville, avait laissé cinq cent mille réaux et soixante-deux lingots d’or, confisqués par la Couronne quand on avait découvert qu’ils provenaient des Indes et n’avaient pas passé la douane.

— On estime, ajouta l’aristocrate, que la flotte qui est sur le point d’arriver transporte, outre différentes marchandises, vingt millions de réaux en argent de Zacatecas et du Potosi, tant du trésor royal que de particuliers… Et aussi huit cents quintaux d’or en barres.

— Ce n’est là que la quantité officielle, précisa Quevedo.

— Exact. On estime que pour l’argent, un quart supplémentaire vient de la contrebande. Quant à l’or, il appartient presque en totalité au trésor royal… Mais un des galions transporte une cargaison clandestine de lingots. Une cargaison que personne n’a déclarée.

Álvaro de la Marca se tut et but une longue gorgée pour laisser au capitaine Alatriste le temps de bien assimiler le sens de ses paroles. Quevedo avait sorti une petite tabatière et se fourra dans le nez une pincée de poudre. Après avoir discrètement éternué, il s’essuya avec un mouchoir froissé qu’il tira d’une manche.

— Le navire s’appelle le Virgen de Regla, reprit finalement Guadalmedina. C’est un galion de seize canons, propriété du duc de Medina Sidonia et affrété par un commerçant génois de Séville dénommé Jerónimo Garaffa… À l’aller, il transportait des marchandises diverses, du mercure d’Almaden pour les mines et des bulles papales ; et au retour, tout ce qu’on a pu y entasser. Or il peut contenir beaucoup, entre autres parce qu’on a vérifié que, si son déplacement officiel est de neuf cents tonneaux de vingt-sept arobes, les astuces de sa construction lui donnent en réalité une capacité de mille quatre cents…

Le Virgen de Regla, poursuivit-il, naviguait avec la flotte et sa cargaison déclarée comprenait de l’ambre liquide, de la cochenille, de la laine et du cuir à destination des commerçants de Cadix et de Seville. Egalement cinq millions de réaux d’argent estampillés — dont les deux tiers étaient propriété de particuliers — et mille cinq cents lingots d’or destinés au trésor royal.

— Bon butin pour des pirates, souligna Quevedo.

— Surtout si nous considérons que, dans la flotte de cette année, quatre autres navires transportent des cargaisons semblables…

Guadalmedma regarda le capitaine à travers la fumée de sa pipe.

— Tu comprends pourquoi les Anglais s’intéressaient tant à Cadix ?

— Et comment les Anglais sont-ils au courant ?

— Que diable, Alatriste ! Nous le sommes bien, nous… Si, avec de l’argent, on peut acheter jusqu’au salut de son âme, imagine pour le reste. Je te trouve bien naïf, ce soir. Où étais-tu, ces dernières années ?… Dans les Flandres ou dans les limbes ?

Alatriste se resservit du vin et ne dit rien. Ses yeux se posèrent sur Quevedo, qui esquissa un sourire et haussa les épaules. C’est ainsi, disait ce geste. Et ça l’a toujours été.

— De toute manière, continuait Guadalmedma, ce que le galion a déclaré importe peu. Nous savons qu’il transporte davantage d’argent en contrebande, pour une valeur approximative d’un million de réaux ; encore que, dans cette affaire, ce n’est pas l’argent qui compte le plus. L’important, c’est que le Virgen de Regla a dans ses cales deux mille barres d’or supplémentaires non déclarées…

Il pointa le tuyau de sa pipe vers le capitaine.

— Tu sais ce que vaut cette cargaison clandestine, au bas mot ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Eh bien, deux cent mille écus d’or.

Le capitaine contempla ses mains immobiles sur la table.

— Cent millions de maravédis, murmura-t-il.

— Exact.

Guadalmedma naît.

— Nous savons tous ce que vaut un écu.

Alatriste releva la tête pour fixer l’aristocrate.

— Vous vous trompez, monseigneur… dit-il. Tout le monde ne le sait pas aussi bien que je le sais, moi.

Guadalmedma ouvrit la bouche, sans doute pour une nouvelle taquinerie, mais l’expression glaciale de mon maître parut le dissuader tout de suite. Nous savions que le capitaine Alatriste avait tué des hommes pour la dix millième partie d’une telle quantité. Sans doute imaginait-il en cet instant, comme moi, combien d’armées on pouvait acheter avec semblable somme. Combien d’arquebuses, combien de vies et combien de morts. Combien de volontés et combien de consciences.

On entendit Quevedo se racler la gorge, puis le poète récita lentement et gravement, à voix basse :

Toute cette vie est larcin,

on est voleur sans déshonneur,

car puisque ce monde est à vendre

il est naturel de voler.

Jamais on ne verra châtier

qui vole argent ou cuivre jaune :

c’est le pauvre qui est fouette.

Après, il y eut un silence gêne. Álvaro de la Marca regardait sa pipe. Puis il la posa sur la table.

— Pour embarquer ces quarante quintaux d’or supplémentaires, reprit-il enfin, plus l’argent non déclaré, le capitaine du Virgen de Regla a fait enlever huit canons du galion. Même dans ces conditions, on dit qu’il est surchargé.

— A qui appartient l’or ? demanda Alatriste.

— Ce point n’est pas clair. D’une part, il y a le duc de Medina Sidonia, qui organise l’opération, fournit le navire et prélève les plus gros bénéfices. Il y a aussi un banquier de Lisbonne et un autre d’Anvers, et quelques personnages de la Cour… L’un d’eux semble être le secrétaire royal, Luis d’Alquézar.

Le capitaine m’observa un instant. Je lui avais rapporté, naturellement, ma rencontre avec Gualterio Malatesta devant les Alcazars royaux, sans cependant mentionner le carrosse ni les yeux bleus que j’avais cru voir dans la suite de la reine. Guadalmedina et Quevedo, qui me regardaient aussi avec attention, échangèrent un coup d’œil.

— La manœuvre, continua Álvaro de la Marca, consiste à faire mouiller le Virgen de Régla dans l’estuaire de Sanlúcar avant de décharger officiellement à Cadix ou à Séville. Ils ont acheté le général et l’amiral de la flotte pour que les navires, prétextant le temps, les Anglais ou n’importe quoi d’autre, jettent l’ancre en cet endroit au moins une nuit. L’or sera alors transbordé sur un autre galion qui attendra dans les parages : le Niklaasbergen. Une hourque flamande d’Ostende avec un capitaine, un équipage et un armateur irréprochablement catholiques… Libres d’aller et venir entre l’Espagne et les Flandres, sous la protection du pavillon du roi, notre seigneur.

— Où porteront-ils l’or ?

— A ce qu’il semble, la part de Medina Sidonia et des autres sera déposée à Lisbonne, où le banquier portugais la mettra en lieu sûr… Le reste ira directement dans les provinces rebelles.

— C’est là trahison, dit Alatriste.

Sa voix était calme, et la main qui porta le pot à ses lèvres en mouillant de vin sa moustache resta parfaitement ferme. Mais je voyais ses yeux clairs s’obscurcir étrangement.

— Trahison, répéta-t-il.

Le ton sur lequel il prononçait ce mot fit revivre dans ma mémoire des images récentes. Les files d’infanterie espagnole impavides sur le plateau du moulin Ruyter, avec le tambour battant derrière nous et donnant à ceux qui allaient mourir la nostalgie de l’Espagne. Le bon Galicien Rivas et le porte-drapeau Chacón, morts pour sauver l’étendard à damiers bleus et blancs sur le glacis du réduit de Terheyden. Le cri montant de cent gorges au petit matin sur les canaux, dans l’assaut d’Oudkerk. Les hommes pleurant des larmes de boue après s’être battus à l’arme blanche dans les caponnières… Je sentis soudain, moi aussi, le besoin de boire, et je vidai mon pot d’un coup.

Quevedo et Guadalmedina échangeaient un autre regard.

— C’est l’Espagne, capitaine Alatriste, dit don Francisco. On voit, seigneur capitaine, que vous en avez perdu l’habitude dans les Flandres.

— Ce sont surtout les affaires, précisa Guadalmedina. Et nous n’en sommes pas à la première fois. La différence est qu’aujourd’hui le roi, et particulièrement Olivares, se méfient de Medina Sidonia… L’accueil qu’il leur a réservé il y a deux ans sur les terres de Doña Ana et les attentions dont il les a entourés au cours de ce voyage ne masquent pas le fait que don Manuel de Guzmán, huitième duc du nom, est devenu un petit roi d’Andalousie… De Huelva à Malaga et à Séville, il n’en fait qu’à sa tête ; et, avec le Maure en face, avec la Catalogne et le Portugal qui ne tiennent qu’à un fil, cela s’avère dangereux. Olivares soupçonne Medina Sidonia et son fils Gaspar, comte de Niebla, de préparer un mauvais coup contre la Couronne… En d’autres circonstances, on réglerait ce genre de choses en les décapitant après un procès conforme à leur qualité… Mais les Medina Sidonia sont de très haut rang, et Olivares, qui les hait bien qu’il leur soit apparenté, n’oserait jamais mêler leur nom, sans preuves, à un scandale public.

— Et Alquézar ?

— Le secrétaire du roi n’est pas non plus une proie facile. Il a grandi à la Cour, il a l’appui de l’inquisiteur Bocanegra et du Conseil d’Aragon… Et puis, dans ses périlleux doubles jeux, le comte et duc le considère utile.

Guadalmedina eut un haussement d’épaules méprisant.

— C’est pourquoi l’on a choisi une solution aussi discrète qu’efficace pour tout le monde.

— Une bonne leçon, précisa Quevedo.

— Exactement. Il s’agit d’enlever l’or de contrebande au nez et à la barbe de Medina Sidonia, et de le faire entrer dans les coffres royaux. Olivares en personne a conçu l’affaire avec l’approbation du roi, et c’est là le motif de ce voyage de Leurs Majestés à Séville : notre Philippe IV veut assister au spectacle ; et ensuite, avec son impassibilité habituelle, prendre congé du vieillard par une accolade, en le serrant d’assez près pour l’entendre grincer des dents… Le problème est que le plan imaginé par Olivares comporte deux parties : une semi-officielle, assez délicate, et l’autre officieuse, plus difficile.

— Le mot exact est « dangereuse », corrigea Quevedo, toujours attentif à la précision des termes.

Guadalmedina se penchait au-dessus de la table vers le capitaine.

— Dans la première, comme tu l’auras supposé, entre le comptable Olmedilla…

Mon maître acquiesça lentement. Maintenant, toutes les pièces du jeu s’emboîtaient.

— Et moi, dit-il, j’entre dans la seconde. Álvaro de la Marca se caressa la moustache avec beaucoup de calme. Il souriait.

— Ce qui me plaît chez toi, Alatriste, c’est qu’on n’a jamais besoin de t’expliquer deux fois les choses.

Quand nous sortîmes nous promener dans les rues étroites et mal éclairées, la nuit était déjà très avancée. Le croissant de lune donnait une belle clarté laiteuse aux porches des maisons et permettait de distinguer nos profils sous les avant-toits et les branchages sombres des orangers. Nous croisions parfois des formes noires qui pressaient l’allure en passant près de nous, car Séville était aussi peu sûre que n’importe quelle ville, en ces heures de ténèbres. En débouchant sur une petite place, une silhouette dont le visage était masqué et qui était occupée à chuchoter tout contre une fenêtre se mit sur la défensive, tandis que celle-ci se fermait brusquement, et sur cette ombre noire, masculine, nous vîmes luire, comme pour prévenir toute éventualité, l’éclat d’une lame. Guadalmedina eut un rire rassurant, souhaita bonne nuit à l’ombre immobile, et nous poursuivîmes chemin. Le bruit de nos pas nous précédait aux carrefours et dans les ruelles. De temps à autre, on apercevait la lueur d’une chandelle à travers les jalousies des fenêtres grillagées, et des veilleuses et des lampes en fer-blanc brûlaient au détour d’une rue, sous l’image en faïence d’une Vierge de la Conception ou d’un Christ supplicié.

Le comptable Olmedilla, expliqua chemin faisant Guadalmedina, était un personnage gris de cabinet, un rat de chiffres et d’archives, qui faisait preuve d’un authentique talent dans son office. Il jouissait de l’entière confiance du comte et duc d’Olivares, qu’il assistait en matière de comptabilité. Et pour que nous nous fassions une idée du personnage, il ajouta que, outre l’enquête qui avait mené Rodrigo Calderón à l’échafaud, il avait également œuvré dans les poursuites menées contre les ducs de Lerma et d’Osuna. Pour comble, chose insolite dans sa profession, on le tenait pour honnête. Son unique passion connue était les quatre opérations ; et le but de sa vie, que les comptes tombent juste. Tout ce qu’on avait appris sur la contrebande de l’or était le résultat de rapports d’espions du comte et duc, confirmés par plusieurs mois de patientes investigations menées par Olmedilla dans les officines, archives et bureaux opportuns.

— Il reste seulement à vérifier quelques détails, conclut l’aristocrate. La flotte a été signalée, nous n’avons donc plus guère de temps. Tout doit être réglé demain, au cours d’une visite qu’Olmedilla rendra à l’affréteur du galion, ce Garaffa dont j’ai parlé, pour lui demander quelques éclaircissements concernant le transbordement de l’or sur le Niklaasbergen… Naturellement, la visite n’a pas un caractère officiel, et Olmedilla ne peut exciper d’un titre ou d’une autorité quelconques — Guadalmedina haussa les sourcils, ironique —, aussi est-il probable que le Génois criera au scandale.

Nous passâmes devant une taverne. Il y avait de la lumière à la fenêtre, et de l’intérieur venait un air de guitare. La porte s’ouvrit, laissant échapper des chants et des rires. Avant d’aller courir la gueuse, quelqu’un vomissait bruyamment son vin sur le seuil. Entre deux nausées, nous entendîmes sa voix rauque invoquer Dieu, et pas précisément pour prier.

— Pourquoi ne mettez-vous pas ce Garaffa en prison ? S’enquit Alatriste. Une basse-fosse, un greffier, un bourreau et des tours de corde font des miracles. Après tout, c’est le pouvoir royal qui est en cause.

— Ce n’est pas si facile. À Séville, l’Audience royale et le Cabildo se disputent le pouvoir, et l’archevêque intervient dès qu’on lève le petit doigt. Garaffa compte de bonnes relations de ce côté-là et de celui de Medina Sidonia. Cela ferait un tapage de tous les diables et, pendant ce temps, l’or s’envolerait… Non. Tout doit se passer dans la discrétion. Et le Génois, quand il aura dit ce qu’il sait, devra disparaître quelques jours. Il vit seul avec un serviteur, donc personne ne s’inquiétera, même s’il s’évapore pour toujours…

Il fit une pause significative.

— Personne, et encore moins le roi.

Après avoir prononcé ces mots, Guadalmedina garda le silence un moment. Quevedo marchait à côté de moi, un peu en arrière, se balançant au rythme de sa digne claudication, la main sur mon épaule comme si, par ce geste, il voulait me tenir à l’écart.

— En résumé, Alatriste : à toi de distribuer les cartes. Je ne voyais pas le visage du capitaine. Juste une silhouette obscure devant moi, le chapeau et l’extrémité de l’épée qui se découpaient dans les rectangles de clarté que la lune dessinait entre les avant-toits. Au bout d’un moment, je l’entendis dire :

— Expédier le Génois est aisé. Quant au reste…

Il fit une pause et s’arrêta. Nous arrivâmes à sa hauteur. Il baissait la tête et, quand il la releva, ses yeux clairs reçurent les reflets de la nuit.

— Je n’aime pas torturer.

Il dit cela avec simplicité, sans inflexions dramatiques. Un fait objectif énoncé à voix haute. Il n’aimait pas non plus le vin aigre, ni le ragoût trop salé, ni les hommes incapables de se conduire en observant des règles, même personnelles, différentes ou marginales. Il y eut un silence, et la main de Quevedo quitta mon épaule. Guadalmedina émit un toussotement gêné.

— Cela ne me concerne pas, dit-il enfin, avec un certain embarras. Et je n’ai pas non plus envie d’en savoir davantage. Obtenir les informations nécessaires, c’est l’affaire d’Olmedilla et la tienne… Il fait son métier et tu es payé pour l’aider.

— De toute manière, le Génois constitue la partie la plus facile, ajouta Quevedo, comme s’il voulait s’interposer.

— Oui, confirma Guadalmedina. Parce que, quand Garaffa aura donné les derniers détails de l’affaire, il restera encore une petite formalité, Alatriste…

Il se tenait devant le capitaine, et il n’y avait plus de gêne dans sa voix. Je ne pouvais pas bien voir son visage, mais je suis sûr qu’à cet instant il souriait.

— Le comptable Olmedilla te donnera les fonds dont tu auras besoin pour recruter une troupe triée sur le volet… De vieux amis, des hommes de ce genre. De fines lames et qui n’aient pas froid aux yeux, si tu vois ce que je veux dire. Le dessus du panier.

La complainte d’un moine qui mendiait pour les âmes du purgatoire, un cierge à la main, retentit à l’autre bout de la rue. « Souvenez-vous des défunts, disait-il. Souvenez-vous. » Guadalmedina suivit la petite flamme du regard jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans l’obscurité, puis il se tourna de nouveau vers mon maître.

— Ensuite, tu devras donner l’assaut à ce maudit bateau flamand.

Ainsi devisant, nous étions arrivés à la partie des remparts proche de l’Arenal, près du passage voûté du Golf ; lequel, avec son image de la Vierge d’Atocha sur le mur blanchi à la chaux, donnait accès à la fameuse maison close Le Rendez-vous de la Lagune. Quand les portes de Triana et de l’Arenal étaient fermées, ce passage et la maison close étaient la manière la plus pratique de se rendre hors les murs. Et Guadalmedina, selon ce qu’il nous avait confié à demi-mot, avait un rendez-vous important à la taverne de la Gamarra, à Triana, de l’autre côté du pont de bateaux qui reliait les deux rives. La taverne de la Gamarra jouxtait un couvent dont les nonnes avaient la réputation de ne l’être que contre leur volonté. Sa messe dominicale attirait plus de public qu’une comédie nouvelle : on s’y pressait, cornettes et mains blanches d’un côté des grilles, galants et soupirants de l’autre. Et l’on disait que des messieurs de la meilleure société — y compris d’illustres étrangers à la ville, comme Sa Majesté en personne — poussaient la ferveur jusqu’à venir faire leurs dévotions aux heures de peu de lumière.

Quant à la maison close de la Lagune, l’expression courante « plus pute que la Méndez » était précisément due au fait qu’une certaine Méndez — dont, parmi d’autres gens de lettres, don Francisco de Quevedo a utilisé le nom pour ses célèbres épigrammes de l’Escarramán — avait été pupille de ce lieu, lequel offrait aux voyageurs et aux marchands descendus dans la rue voisine des Teinturiers et dans d’autres auberges de la ville, et aussi aux naturels de l’endroit, jeu, musique et femmes, du genre dont le grand Lope de Vega a dit :

Connaît-on de plus grand dément que tel jeune homme se perdant derrière ces femmes qui furent de mille rustres la pâture ?

… tableau parachevé par le non moins grand don Francisco, dans son style à nul autre pareil :

Pute est celui qui se fie aux putains, et pute aussi, qui goûte à leurs festins ; pute est l’argent que chacun leur dispense pour les payer de leur pute présence.

Pute est la joie, pute la volupté que nous fournit le moment putassier ; et je le dis, pute est celui qui feint qu’une putain, madame, n’êtes point.

Le bordel était tenu par le dénommé Garciposadas, d’une famille connue à Séville du fait d’un de ses frères poète à la Cour — ami de Góngora, évidemment, et brûlé cette année même pour sodomie en même temps qu’un certain Pepillo Infante, mulâtre, également poète, qui avait été le valet de l’amiral de Castille — et d’un autre brûlé trois ans plus tôt à Malaga comme judaïsant ; et comme deux ne vont jamais sans trois, ces antécédents familiaux lui avaient valu le surnom de Garciposadas le Roussi. Ce digne personnage exerçait avec distinction le grave office de bon oncle ou de papa du lupanar, toujours prêt à se ménager les bonnes volontés dans l’intérêt bien compris de son commerce, veillant à ce qu’on laisse les armes dans le vestibule et interdisant l’entrée aux moins de quatorze ans pour ne pas contrevenir aux dispositions du corregidor. Au reste, ledit Garciposadas le Roussi entretenait d’excellentes relations, fondées sur une fructueuse réciprocité, avec les sergents d’armes, tandis qu’alguazils et argousins protégeaient son négoce sans la moindre vergogne ; car c’est à juste titre qu’il pouvait dire de lui-même :

Je suis coquin et polisson, je suis fripon, mauvais garçon, on peut m’offenser sans façons, pourvu que j’aie compensation.

La compensation étant, naturellement, une bourse bien remplie. Et aux alentours grouillait la racaille des ports, matamores jurant par l’âme d’Escamilla, ruffians, individus farouches du quartier de la Heria, marchands de vies et vendeurs de coups de couteau, tourbillon haut en couleur que grossissaient des aristocrates perdus, des naïfs ayant fait fortune aux Amériques, des bourgeois portant bonne bourse, des prêtres déguisés en laïcs, des tenanciers de tripots, pipeurs et goliards, mouches d’alguazils, virtuoses de l’arnaque et ribleurs de tout acabit ; certains étaient si malins qu’ils flairaient l’étranger à une portée d’arquebuse, et ils étaient bien souvent immunisés contre une justice que don Francisco de Quevedo a mise en vers :

Mince et petite est à Séville celle où se rendent les sentences selon l’argent que l’on dispense.

Ainsi protégé par les autorités, Le Rendez-vous de la Lagune était ouvert toutes les nuits à un flot de gens ; c’était une fête profane où coulaient les vins les meilleurs et les plus fins, où l’on entrait tout fringant et d’où l’on sortait plein comme une outre. On y dansait la lascive sarabande, on y trouvait toujours chaussure à son pied et chacun faisait son choix. Dans le lupanar résidaient plus de trente sirènes aux charmes épanouis, chacune ayant son alcôve particulière, qu’un alguazil venait visiter tous les samedis matin — les gens de qualité allaient au Rendez-Vous de la Lagune le samedi soir — pour voir si elles n’étaient pas infectées du mal français et ne laissaient pas le client vomissant des imprécations en se demandant pourquoi Dieu ne l’avait pas refilé au Turc ou au luthérien plutôt qu’à lui. Tout cela, disait-on, mettait l’archevêque hors de lui ; car, comme on pouvait le lire dans une chronique du temps, « ce qu’il y a le plus à Séville, ce sont les fornicateurs, les faux témoins, les ruffians, les assassins, les usuriers… On compte plus de trois cents maisons de jeu et trois mille filles de joie… ».

Mais revenons à notre affaire, sans plus de détours. Álvaro de la Marca s’apprêtait à nous faire ses adieux dans le passage du Golpe, presque à la porte de la maison close, quand la malchance voulut que passât par là une ronde d’argousins conduite par un alguazil avec sa verge. Comme vous vous en souviendrez, amis lecteurs, l’incident du soldat pendu quelques jours plus tôt avait déclenché les hostilités entre la justice et la soldatesque des galères, et les uns et les autres ne cherchaient qu’à régler leurs comptes ; de sorte que, si dans la journée les argousins ne se montraient pas dans les rues, la nuit les soldats ne sortaient pas de Triana ou ne franchissaient pas les portes de la ville.

— Tiens, tiens, dit l’alguazil en nous voyant.

Nous nous regardâmes, Guadalmedina, Quevedo, le capitaine et moi, d’abord déconcertés. Aussi bien était-ce jouer de malheur que, parmi toute cette populace qui allait et venait dans la pénombre de la Lagune, ce soit nous qui soyons pris dans les dents de ce peigne.

— Messieurs les fiers-à-bras aiment prendre le frais, ajouta l’alguazil, tout goguenard.

Il était d’autant plus goguenard et de bonne humeur qu’il se sentait fort de ses quatre hommes portant épée et rondache, avec des têtes patibulaires que le peu d’éclairage rendait plus ténébreuses encore. Soudain, je compris. À la lueur de la veilleuse de la Vierge d’Atocha, la mise du capitaine Alatriste, celle de Guadalmedina, et même la mienne, avaient une allure militaire. Pour ne rien arranger, le justaucorps en daim d’Álvaro de la Marca était interdit en temps de paix — paradoxalement, je suppose qu’il l’avait mis ce soir-là pour escorter le roi — ; et il suffisait de jeter un coup d’œil au capitaine Alatriste pour flairer le soldat à une lieue. Quevedo, rapide dans le jugement comme toujours, vit venir l’orage et voulut le conjurer.

— Pardonnez-moi, monsieur, fit-il observer fort civilement à l’alguazil, mais ces hidalgos sont gens de qualité.

Des curieux se rapprochaient pour assister au spectacle, en formant un chœur : quelques ribaudes de bas étage, un ou deux bravaches, un ivrogne avec une trogne grosse comme un cierge de Pâques. Garciposadas le Roussi en personne passa sa tronche sous la voûte. Encouragé par semblable assistance, l’alguazil se dressa sur ses ergots.

— Et qui vous demande, monsieur, d’expliquer ce que nous sommes capables de vérifier tout seuls ?

J’entendis le claquement de langue impatient de Guadalmedina. « Allez, messieurs, ne vous laissez pas faire », lança une voix cachée dans l’ombre, parmi les curieux. Il y eut aussi des rires. De plus en plus de gens se pressaient sous la voûte. Les uns prenaient parti pour la justice, et les autres, plus nombreux, nous exhortaient à donner une bonne leçon à ces pourceaux.

— Je vous arrête au nom du roi.

Cela n’augurait rien de bon. Guadalmedina et Quevedo échangèrent un regard, et je vis l’aristocrate rejeter sa cape sur son épaule en découvrant son bras et son épée, en en profitant, du même coup, pour masquer son visage.

— Des hommes bien nés ne peuvent souffrir cet affront, dit-il.

— Que vous le souffriez ou non, lança l’alguazil courroucé, pour moi votre opinion ne vaut pas deux maravédis.

Après cet aimable propos, la bataille ne faisait plus de doute. Quant à mon maître, il restait calme et muet, fixant l’homme à la verge et les argousins. Son profil aquilin et l’épaisse moustache sous le large bord de son chapeau lui donnaient un aspect imposant dans cette pénombre. Ou du moins m’apparaissait-il ainsi, à moi qui le connaissais bien.

Je palpai la poignée de ma dague de miséricorde. J’eusse donné n’importe quoi pour une épée, car les autres étaient cinq et nous quatre. Je rectifiai tout de suite, désolé : avec mes deux empans d’acier, nous ne faisions que trois et demi.

— Remettez-nous vos épées, dit l’alguazil, et faites-nous la grâce de nous accompagner.

— Il y a là gens de haute noblesse, tenta une dernière fois Quevedo.

— Et moi je suis le duc d’Albe.

Il était clair que l’alguazil ne lâcherait pas le morceau, et qu’il comptait bien ramasser la mise. Il était chez lui et sous le regard de ses clients habituels. Les quatre pourceaux tirèrent leur épée et commencèrent à former un large demi-cercle autour de nous.

— Si nous en sortons indemnes et si personne ne nous identifie, murmura froidement Guadalmedina, la voix étouffée par le pan de sa cape, demain l’affaire sera enterrée… Sinon, messieurs, l’église la plus proche est celle de San Francisco.

Les argousins se rapprochaient de plus en plus. Dans leurs vêtements noirs, ils semblaient se confondre avec l’ombre. Sous la voûte, les curieux éclataient en applaudissements moqueurs. « Donne-leur leur compte, Sánchez », lança quelqu’un à l’alguazil, en se gaudissant. Sans hâte, plein d’assurance et de forfanterie, le dénommé Sánchez glissa la verge dans son ceinturon, tira l’épée et, de la main gauche, empoigna un énorme pistolet.

— Je compte jusqu’à trois, dit-il, en se rapprochant encore. Une…

Don Francisco de Quevedo me fit doucement reculer, en s’interposant entre les argousins et moi. Guadalmedina observait maintenant le profil du capitaine Alatriste, qui restait toujours au même endroit, impassible, calculant les distances et tournant très lentement le corps pour ne pas lâcher du regard l’argousin le plus proche, sans cesser de surveiller les autres du coin de l’œil. Je notai que Guadalmedina cherchait des yeux celui que mon maître regardait, puis, s’en désintéressant, se reportait sur un autre, comme s’il tenait la question pour résolue.

— Deux…

Quevedo se débarrassa de sa courte cape.

— Il ne nous reste plus qu’à… etc., murmurait-il entre ses dents tout en la dégrafant pour l’enrouler autour de son bras gauche.

De son côté, Álvaro de la Marca plia la sienne en trois, de manière à protéger en partie son torse des coups d’épée qui allaient s’abattre comme grêle en avril. M’écartant de Quevedo, j’allai me placer près du capitaine. Sa main droite s’approchait de la coquille de son épée, et la gauche frôlait le manche de sa dague. Je pus entendre sa respiration, très forte et très lente. Tout à coup, je me rendis compte que cela faisait plusieurs mois, depuis Breda, que je ne l’avais pas vu tuer un homme.

— Trois.

L’alguazil leva son pistolet et se tourna vers les curieux.

— Au nom du roi, place à la justice !

Il n’avait pas fini de parler que, déjà, Guadalmedina déchargeait à bout portant un de ses pistolets sur lui : le coup projeta l’homme en arrière, le visage encore tourné vers son public. Une femme glapit sous la voûte et un murmure impatient courut dans l’ombre ; car regarder son prochain se quereller ou s’étriper a toujours été une vieille coutume espagnole. Alors, à l’unisson, Quevedo, Alatriste et Guadalmedina portèrent la main à leur épée, sept lames nues brillèrent dans la rue, et tout se déroula sur un rythme endiablé : cling, clang, fers lançant des étincelles, les argousins criant « Au nom du roi, rendez-vous au nom du roi », et toujours plus de cris et de murmures parmi les spectateurs. Et moi, qui avais également dégainé ma dague, je pus voir comment, en moins de temps qu’il n’en faut pour réciter la moitié d’un Ave Maria, Guadalmedina transperçait le gras du bras d’un argousin, Quevedo en marquait un autre au visage en le laissant contre le mur, les mains sur sa blessure et saignant comme un goret qu’on égorge, et Alatriste, épée dans une main et dague dans l’autre, maniant les deux comme la foudre, enfonçait deux empans de sa rapière dans la poitrine d’un troisième qui dit « Sainte Vierge ! » avant de se l’arracher et de tomber à terre en vomissant un sang pareil à de l’encre noire. Tout s’était passé si rapidement que le quatrième pourceau, voyant mon maître se retourner contre lui, n’y réfléchit pas à deux fois et prit ses jambes à son cou. Là-dessus, je rengainai ma dague, me dirigeai vers l’une des épées qui gisaient au sol, celle de l’alguazil, et me redressai en la brandissant, au moment où deux ou trois curieux, abusés par le début de la bataille, s’approchaient pour prêter main-forte aux argousins ; mais tout avait été réglé si vite que je n’eus pas le temps d’achever mon geste : je les vis s’arrêter net en se regardant entre eux, puis se tenir très tranquilles et fort circonspects en observant le capitaine Alatriste, Guadalmedina et Quevedo, qui, flamberges au vent, semblaient prêts à poursuivre leur vendange. Je me rangeai aux côtés des miens, en garde ; ma main qui tenait la lame tremblait, non d’inquiétude, mais d’exaltation : j’eusse donné mon âme pour ajouter ma propre estocade dans la querelle. Mais les volontaires semblaient avoir perdu toute envie de s’en mêler. Ils restèrent plantés là très prudemment, murmurant de loin que ceci et que cela, un instant messeigneurs, ce n’est pas ce que vous croyez, etc., sous les quolibets des curieux, tandis que nous reculions en continuant à leur faire face et en laissant le terrain transformé en écorcherie : un argousin raide mort, l’alguazil blessé par le coup de pistolet plus mort que vif, n’ayant même plus assez de souffle pour demander qu’on aille lui quérir un confesseur, l’homme au bras transpercé contenant l’hémorragie comme il le pouvait, et celui à la figure fendue agenouillé contre le mur, gémissant sous un masque de sang.

— On le saura, sur les galères du roi ! cria Guadalmedina sur le ton de défi qui convenait, tandis que nous leur faussions compagnie au premier coin de rue.

Ce qui était habile ruse, car on mettrait sur le compte des soldats les coups d’épée dont la nuit avait été si prodigue et dont l’infortuné alguazil avait fait bien malgré lui les frais.

Aux cris que partout l’on jetait le guet s’était précipité. Les argousins bien étrillés j’ai servi au diable à souper.

Par la rue des Farines, en marchant vers la porte de l’Arenal, don Francisco de Quevedo, tout guilleret, improvisait des vers joyeux en cherchant une taverne ouverte où nous rafraîchir le gosier d’un agréable breuvage en fêtant l’événement. Álvaro de la Marca riait aux anges. Joli coup, disait-il. Joli coup et bien joué, sacrebleu. Quant au capitaine Alatriste, il avait nettoyé sa bonne lame de Tolède avec un chiffon qu’il glissa dans les profondeurs de sa poche, et, après avoir rengainé, il cheminait en silence, plongé dans des pensées impénétrables. Et moi j’allais à son côté, fier comme don Quichotte, portant à deux mains l’épée de l’alguazil.